« Chaque fois que je retourne au Salon*, un étonnement me saisit devant les paysanneries. Et ils sont innombrables aujourd’hui, les paysans. Ils ont remplacé les Vénus et les Amours (...). Ils bêchent, ils sèment, ils labourent, ils hersent, ils fauchent, ils regardent même passer des ballons, les jolis paysans peints. Et je me disais devant chacun d’eux : "Où diable ai-je vu ce gaillard-là ? Mais je le connais, je ne connais même que lui, je l’ai rencontré cent fois !" (...)
Et voilà que, tout à coup, je les ai reconnus l’autre jour. Ah ! mes farceurs, je vous tiens ! Vous êtes les guerriers grecs et les guerriers romains que les papas de vos peintres peignaient pour nos papas à nous. (...). Et dans quatre ans vous reviendrez sous des accoutrements d’ouvriers, mes camarades ! car nous allons à l’ouvrier maintenant ; nous allons au forgeron, au mineur, au travailleur des grandes usines. Dans quatre ans, nous ne verrons pas plus de paysans qu’il n’y a, aujourd’hui, de guerriers grecs ; mais nous aurons les grandes industries : fonderie – métallurgie – verrerie – toiles et prélarts** – corderie, etc., etc. Et voilà ce qu’on nomme l’art moderne, le progrès, la marche en avant des vieux-jeunes peintres, escortés des vieux-jeunes modèles et d’un magasin de costumes !
Adieu le paysan ! vive l’ouvrier ! »
Guy de Maupassant, « Que peignent les peintres ? », Le XIXe Siècle, 30 avril 1886.
*Salon : exposition de peinture.
**Prélart : bâche goudronnée.
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